Les montagnes sont nos ancêtres

Par Blaise Agresti, guide et ancien responsable du secours en montagne.
Pour Les Passeurs Le Mag.

En 2018, Chamonix accueillait la 3ème édition de la Sustainable Summit Conference. Des délégations de plusieurs pays se retrouvaient pour réfléchir au futur des Montagnes du Monde. L’une d’elles venait de Nouvelle Zélande. Invité à ouvrir la conférence, Te Ngaehe Wanikau, chef coutumier maori, nous lançait alors une question : “Si tu ne sais pas qui tu es, ni d'où tu viens, comment peux-tu interagir avec le reste du Monde ?”. Quelques heures  auparavant, il était allé au sommet de l’aiguille du Midi pour demander au Mont-Blanc de bien vouloir l’accueillir à Chamonix. 

Dialoguer avec une montagne pour se faire accepter par elle, avant de se tourner vers les humains pour engager une conversation : quelle drôle de leçon donnée aux consommateurs de montagne que nous sommes devenus ! A Chamonix, “capitale de l’alpinisme”, entendre un chef maori raconter son lien ancestral aux montagnes et demander au Mont-Blanc de bien vouloir l’acceuillir nous pose une question essentielle sur la qualité de notre lien à la Nature. Montagne Sujet ou Montagne Objet ? La prééminence du point de vue des Hommes s’est largement imposée avec le siècle des Lumières. Abattre les idoles et les croyances… ce n’est pas un hasard si  l’invention de l’alpinisme concorde avec la Révolution Française.

Depuis la première ascension du Mont-Blanc en 1786, cette idée que l’Homme peut s’affranchir des croyances et prendre possession d’une Nature réduite à l’état de banal objet de consommation, d’exploitation ou de conquête.

 
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A Chamonix, point de prière ou de rituel avant de s’élancer à l’assaut d’un sommet. Point de chorten tibétain ni de moulins à prières, avant d’aller dormir en refuge. Point de spiritualité, ni de lien sacré à partager avant de s’élancer sur une piste de ski. D’autres manières de voir existent et il est utile de les entendre.

En 2019, le pape François a écrit une lettre encyclique pour la sauvegarde de la maison commune. Ce texte rappelle avec force le lien à la création du Monde pour les chrétiens et la nécessité d’agir pour protéger ce bien commun. Chrétiens, Maoris, Sherpas… chacun à sa manière vit un lien spirituel à la Montagne : alors les montagnes sont-elles de simples composants physiques étudiés par la science, la géographie ou la géologie, gravies par des alpinistes ou exploitées comme un espace touristique ou immobilier ? 

“La montagne n’est pas qu’un décor” dirait Paul Peyre, qui vit au pied du Ventoux dont il connaît chaque pierre, chaque relief et chaque fleur. Il a écrit plusieurs livres et de nombreux articles pour expliquer la dimension plurielle du géant de Provence : toponymique, botanique, religieuse, paysanne, nomade, forestière, sportive, touristique, gastronomique, culturelle…  Chacune de ces variations ouvre des perspectives sur des espaces que l’on a parfois considéré avec condescendance depuis la révolution industrielle. 

Alors écoutons ou relisons Elisée Reclus, John Muir, René Daumal, Gaston Rebuffat, Sylvain Tesson, Etienne Klein et tant d’autres auteurs qui construisent nos représentations de l’”outdoor”, de la Nature et du voyage depuis deux siècles. Mais sachons aussi écouter la parole des Inuits, des Evènes, des Maoris ou des Hopis et comprendre leur lien ancestral à la Nature.

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“Selon comment tu traites tes montagnes, tu traiteras le Monde.”

Te Ngaehe Wanikau, chef coutumier maori.

Ainsi, pour les Maoris, les montagnes sont nos ancêtres et une des dimensions de la création du Monde. Elles entrent directement dans la généalogie humaine, dénommée “la whakapapa”. Cette coutume consiste en la connaissance précise par chaque membre de la communauté de la généalogie humaine et naturelle qui relie les dizaines de générations qui se sont succédé dès leur migration depuis la lointaine Polynésie. Cette coutume est au cœur des traditions maoris et constitue une cartographie des relations humaines, de la mythologie, des légendes, des savoirs et de la spiritualité. Selon le mythe, les Maoris sont les descendants directs de Hine-hauonè et de Tane, fils du Ciel et de la Terre, ce qui explique leurs liens spirituels et culturels très forts à la nature. La personnification des phénomènes naturels dans la tradition Maori est fondamentale à leur vision du monde. La généalogie dépasse donc l’histoire des Hommes et débute dans le cœur des volcans et dans les formes originelles de la Nature. Ne pas respecter les montagnes, c’est ne pas se respecter soi-même.

Aujourd’hui, au moment où l'Histoire s’accélère avec une pandémie qui révèle nos vulnérabilités les plus profondes et un réchauffement climatique dont on ne saisit pas encore toutes les conséquences, n’est-il pas urgent de repenser notre lien à la montagne et se laisser inspirer par les peuples dits primitifs ? Imaginer un futur plus respectueux de cette généalogie qui s’ancre dans un récit mythologique ?  La montagne est-elle un simple terrain de jeux pour des pratiquants d’activités sportives en quête de sensations fortes ?  Ce postulat, qui a construit notre modèle économique et notre vision occidentale de la montagne, semble aujourd’hui s’étioler dans une frénésie collective pour être le dernier homme à marcher sur un glacier ou une banquise, le dernier homme à gravir l’Everest ou le Mont-Blanc, le dernier homme à skier les dernières neiges qui ne seront plus éternelles ou le dernier homme à courir dans des espaces encore préservés. Pourtant, nous avons la Montagne en héritage et nous devons tous rester des gardiens et des jardiniers vigilants de ce “jardin féerique".

Sustainable Summit Conférence, introduction :

https://www.youtube.com/watch?v=LMX6l9ItrNs

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Trois questions à Pierre-Henry Frangne,  professeur de philosophie et auteur d’un essai intitulé “De l’alpinisme” qui explore les motivations profondes de cette activité. Nous lui avons posé trois questions en lien avec ce rapport singulier qu’entretiennent les Maoris avec la montagne.

1/ Gaston Rébuffat, guide et écrivain, évoquait l'idée que l'alpinisme était une activité qui nous ramenait à l'expérience de la Terre avant les Hommes. Quel est ton regard sur cette perspective ?

Au refuge Durier, devant les aiguilles de Trélatête, ou au sommet de mont Dolent qui est à la fois en France, en Italie et en Suisse, je me suis fait en effet cette réflexion selon laquelle le regard que je portais sur les cimes, les pics et les glaciers, n’était pas seulement celui d’Edward Whymper dans les années 1860 — regard en tout point identique malgré la violence des forces de la haute montagne qui chamboulent tout —, mais que, plus fondamentalement, plus profondément encore, il était celui d’avant l’alpinisme, d’avant les nations, d’avant toute l’histoire des hommes. Notre regard sur la montagne possède ce privilège de nous plonger aux racines mêmes de la nature, de nous mettre au contact de la planète elle-même comme ce monde vierge qui n‘a pas besoin de nos activités, de nos traces et de nos souvenirs pour être là, dans une présence absolument pleine et infrangible. C’est ce qui fait son prix aujourd’hui. Et Gaston Rébuffat le savait dans les années cinquante bien avant que nous en mesurions aujourd’hui la nécessité et l’urgence.

2/ Dans la tradition occidentale, peut-on dire que les Hommes sont plus vivants qu'une montagne ? Cette idée installe-t-elle un rapport de domination de l'Homme sur la Nature ?

Depuis le début de la culture grecque, l’homme européen pense la réalité de façon scalaire. Par scalaire, il faut entendre par degrés, comme une échelle ou comme un escalier (ce mot possède la même étymologie). Cette vision hiérarchique va des formes de vie les plus assoupies aux formes les plus mobiles et les plus complexes. La vie de l’esprit est évidemment la plus vive et elle confère à l’homme le privilège de la réflexion, de la liberté de la pensée de soi-même et du monde qui l’entoure. C’est sans doute de là que vient notre vision prométhéenne de nous-même nous amenant à nous penser « comme maître et possesseur de la nature ». Notons que la célèbre formule de Descartes dit « comme ». Cela signifie que, pour le philosophe, nous n’en sommes véritablement ni le maître, ni le possesseur. Croire le contraire est une illusion et une faute. Cette faute, Prométhée l’a expiée en étant attaché par les dieux en haut d’une montagne (le Caucase) pour avoir le foie dévoré indéfiniment par un aigle.

3/ Les Maoris dialoguent avec les montagnes qui font partie de leur identité profonde. La dimension sportive ou ludique est totalement absente de leur relation à la montagne. Que pourrions-nous en tirer sur le plan philosophique ?

Le sport est une invention contemporaine. Les Anglais en sont à l’origine au XIXe siècle pour l’éducation de leurs élites. Ils en ont même inventé le nom en empruntant au vieux français « desport » afin de désigner ces disciplines, ces jeux, qui nous déportent, c’est-à-dire qui nous libèrent et nous divertissent des activités utiles du travail, de la religion, de la guerre, etc. Le sport est une activité profane et rationnelle soucieuse, non seulement de la victoire, mais du record : de la mesure et de l’enregistrement du record que publient les journalistes. Dans les sociétés traditionnelles (celle des Maoris ou celle des Grecs il y a 2500 ans), le sport n’existe pas parce que toutes les activités humaines ne sont pas cloisonnées en disciplines spécialisées. L’exercice physique y existe bien sûr, ainsi que le souci de l’épreuve à surmonter, mais ils sont constamment enchâssés dans une vision et une exigence spirituelles où les dimensions pédagogiques, sociales, politiques, religieuses ne se distinguent pas. L’alpinisme est un sport (il a été, comme les autres, inventé par les Anglais à Chamonix) avec ses records, ses combats, ses drames et ses récits glorieux. Mais, comme il est adossé à un milieu naturel vierge et à des cultures anciennes, comme il est sans règles du jeu, sans terrain et sans arbitres, comme s’y joue constamment la vie et la mort ainsi que la fraternité de la cordée, il est sans doute ce sport qui dépasse le sport et l’ouvre à une sagesse que les Maoris n’ont sans doute pas encore oubliée.

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